• by  • 10 December 2002 • Non classé

    L’édition française de Jimmy Corrigan apparaît comme une œuvre tellement riche qu’il semble impossible d’énumérer tous les effets perçus et les sensations ressenties à la lecture de l’ouvrage. Tentative vouée à l’échec.

    Grâce à son dessin ligne claire, Chris Ware pose une fois pour toutes un type de graphisme qui va lui permettre de jouer sur d’autres cordes, une partition qui ressemble à une symphonie appliquée au 9° Art. Son dessin clair et précis lui offre la possibilité de mettre en scène de minuscules détails à l’importance capitale, mais aussi d’offrir de grandes et belles cases de décors où sa maîtrise de la couleur apparaît réellement. Capable de créer des atmosphères claires ou sombres, il parvient aussi par des mises en pages et des enchaînements de cases audacieux à faire passer l’état d’esprit de Jimmy. Cette question du point de vue est très importante si l’on veut bien comprendre et apprécier l’œuvre. Ware nous plonge très souvent dans la tête et les pensées de son héros et parfois même sans que l’on s’en rende compte. Telle case, qui n’a apparemment rien à voir avec l’action en cours, est, en fait, une vue sur la pensée immédiate de Corrigan, une sorte d’image subliminale qui nous plonge dans le cerveau névrosé du personnage. On peut ainsi retrouver des cases où un Jimmy adulte côtoie un Jimmy enfant, synchronicité virtuelle, façon pour l’auteur de montrer l’état d’esprit réel de son protagoniste. L’utilisation des rêves est tout aussi déroutante. Ils apparaissent sans prévenir et leur vraie nature n’est dévoilée que lorsque le personnage se réveille, à la façon d’un Little Nemo quarantenaire, à moitié chauve et dépressif. Ware, grâce à ce type d’effet, parvient à faire partager d’une façon intime au lecteur les sentiments que vit son personnage. La solitude, l’ennui et la dépression nerveuse transpirent littéralement des pages de l’œuvre. Sentiments peu réjouissants, ces sensations existent jusqu’à parfois remettre en cause la vie. Le leitmotiv du saut est un symbole de cette extrémité envisagée parfois comme une libération et qui, couplée à la thématique du super-héros, ressemble plus à une malédiction. Le fantasme infantile de l’homme volant renvoie, comme de nombreux autres scènes dans le livre, à de grands mythes illustrés, pour la plupart assez prosaïquement tel cet oedipe expédié en deux pages d’une manière… efficace.

    En mêlant ces idées de mythes et de malédiction, on aboutit à des thèmes proches de la religion qui nous permettent de nous interroger réellement sur la nature du personnage. Le père absent remplacé idéalement par le surhomme (quoi de plus facile à introduire dans une bande dessinée américaine ?) fait-il du personnage un autre fils de Dieu avec qui il partagerait les mêmes initiales ? L’aspect quotidien ne cache-t-il pas une vision plus globale et profonde de la nature humaine ?

    Passionné à la fois de science-fiction et de Moebius, je pourrais aller jusqu’à faire de Jimmy Corrigan une des innombrables incarnations du personnage de Michael Moorcock, Jerry Cornelius, sans être sûr que beaucoup me suivent sur ce terrain. La nature protéiforme du personnage, qui évolue à différentes époques (sous l’identité de son grand-père dans une grande partie du livre) ferait pencher la balance en ce sens, mais la nature de la relation entre James Corrigan et le monde nous interdit de le faire passer seulement pour une incarnation de l’air du temps, un personnage creux que l’on peux remplir des comportements de son époque. Cette question de la temporalité est très importante car elle amène, elle aussi, de nouvelles questions. La non-linéarité apparente de l’ouvrage n’est qu’un écran de fumée. Ware envoie le lecteur sur de fausses pistes, des impasses temporelles (rêveries éveillées dont conscientes ou travail de l’inconscient durant le sommeil) qui sont autant de paradis perdus ou de cauchemars, autant d’utopies ou de dystopies personnelles.

    Jimmy Corrigan ressemble en cela à tous le monde. Sa vie intérieure est parfois plus riche que sa vie « réelle » et le tour de force du livre est d’arriver à concilier les deux en un patchwork prenant pour base une intrigue qui apparaît, au premier abord seulement, comme assez fine.

    Le livre est une œuvre forte et dense, qui fait passer le lecteur par tout un tas de sentiments et qui se prête à la relecture et à l’interprétation.

    Une somme de questions sans réponses, au final. Un peu comme la vie…

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