• by  • 17 August 2007 • Non classé

    Un mage américain

    Cinéaste expérimental, musicologue, peintre, anthropologue, Kabbaliste, linguiste, traducteur et ami de Charlie Parker, Dizzie Gillespie, Thelonious Monk, Jimmy Page, Jean-Luc Godard, Gregory Corso et Allen Ginsberg : Harry Smith était tout cela. Mais il était aussi bien plus qu’un excentrique pour amateur d’art d’avant-garde. Celui que Kenneth Anger avait qualifié de plus grand magicien vivant s’intéressait à tout et sa contribution à l’histoire parallèle du vingtième Siècle est essentielle.

    Anthology of American Folk Music

    « Mon rêve est devenu réalité : l’Amérique a changé grâce à la musique ». Ainsi s’exprimait Harry Smith, quelques jours avant sa mort, lors de la remise d’un Grammy pour son Anthology of American Folk Music. Cette compilation d’enregistrements rares de musique folklorique américaine a été conçue par Smith comme une invocation rituelle occulte destinée à engendrer des changements sociaux. La genèse du projet remonte à 1947 lorsque Smith proposa au patron de Folkways Record, Moses Asch, de lui racheter la collection de 78 tours qu’il avait amassée depuis des années. Asch accepta et proposa également à Smith de compiler des 33 tours avec ce matériel. Il faudra plusieurs années pour que le projet voie le jour et sorte en 1952. Composé de 84 morceaux dont le spectre s’étend de 1927, date à laquelle les techniques d’enregistrements permettent une reproduction fidèle de la musique, à 1932, époque où la crise a fait chuter les ventes de folk, American Folk Music reste, encore aujourd’hui, un document historique d’une grande valeur. Sans cette œuvre, se souviendrait-on aussi bien de Bascom Lamar Lunsford, Jilson Setters, Uncle Eck Dunford, Clarence Ashley, Dock Boggs, Grayson and Whittier, Bukka White, Robert Johnson, Roosvelt Graves, Julius Daniels, Rev. D. C. Rice, Lonnie McIntorsh ou de Tommy McClennan ? Mélange de country, de blues, d’airs cajuns, les chansons racontent des histoires de meurtres, de trahisons, mais aussi d’amour et de personnages dont on ne sait s’ils sont réels ou fantasmés par la conscience populaire. La mythologie américaine y est déjà exposée, d’une manière fruste et désordonnée, mais avec une immédiateté et un talent qui persistent à donner des frissons. Le choix des morceaux de cette anthologie démontre à lui seul le génie de Smith, mais il n’est qu’une des facettes du travail effectué sur cette œuvre.
    Les quatre disques qui composent la compilation ont été découpés ainsi pour évoquer les quatre éléments, la terre, le vent, l’air et le feu (tiens, tiens, comme un autre monument musical du vingtième Siècle, le Smile de Brian Wilson, mais ceci est une autre histoire). Smith a travaillé l’agencement et l’ordre des morceaux d’une façon cabalistique et s’est également occupé de la pochette et du packaging de l’ensemble.
    « In a sense, it did rock’n roll », expliquait Harry Smith à propos de son anthologie.
    Et quelle que soit la manière dont on considère American Folk Music, sous l’angle de la musique seule ou sous celui de la magie, on ne peut douter de son impact sur la culture du siècle passé. Sans cette compilation, il n’y aurait sans doute pas eut de revival folk dans les années 1950 et 1960. Pas de Joan Baez et surtout, pas de Dylan. Et en son absence, qui peut dire quelle direction aurait pris la musique pop américaine ?

    Voici pour le monument, la partie immergée de l’iceberg Smith. Mais derrière l’anthologiste de génie se cache un homme aux intérêts divers qui collectionnait aussi bien les tissus Seminoles, les codex mayas, les œufs de paquet ukrainiens que les avions en papier . Il prétendait être le plus grand spécialiste au monde des jeux de ficelles, à propos desquels il a écrit un essai de plusieurs centaines de pages, et maîtrisait plusieurs langues dont le langage des signes des Indiens Kiowa et le langage Kwakiutl. Autant dire que le bonhomme en savait plus que vous ne pourrez en apprendre en une vie.
    La biographie de cette légende est difficile à établir précisément. Les zones d’ombres et les rumeurs s’ajoutent à la destruction des œuvres et des documents de l’artiste par lui-même, pour brouiller les cartes et façonner un peu plus les contours d’un homme en passe de devenir un mythe.

    Hasard et conséquences.

    L’histoire débute le 29 mai 1923 lorsqu’Harry naît à Portland, dans l’Oregon. Ses parents déménagent et il grandit près de Seattle, à côté d’une réserve d’indiens Lummi, où sa mère travaille comme institutrice. Son père et elle appartiennent à la Société théosophique et leur intérêt pour l’occulte éveille sans doute la curiosité du petit Harry. Lui qui prétendra plus tard être le fils d’Aleister Crowley, profite de sa proximité avec les Lummi pour commencer, dès l’adolescence, son travail sur la culture américaine. Il prend en photo les danses de ses voisins et enregistre leurs chansons. À partir de 15 ans, il chevauche son vélo pour s’aventurer plus loin, à la rencontre d’autres tribus qui l’accueillent plutôt bien, sauf lorsque les hommes sont ivres ou qu’ils le prennent pour un espion allemand. De cette période, il ne reste qu’un enregistrement, un acétate conservé par l’Université de Washington. Bien plus tard, en 1973, sortirait un disque regroupant les chansons du Peyotl des Indiens Kiowa enregistrées par ses soins.
    Smith continuera d’amasser les photos et les enregistrements d’Amérindiens tout en collectionnant les 78 tours de folk et en s’intéressant de plus en plus au jazz. D’ailleurs, il peindra des tableaux qui représentent des transcriptions note à note de certains thèmes de jazz, avant de passer beaucoup de temps, dans les années 50 en compagnie de Monk, Parker ou Gillespie. De ses grands tableaux des années 40, il ne reste rien, à part quelques photos. Smith a tout détruit.
    À la fin des années 40, après deux années d’anthropologie à l’université de Washington, Smith s’installe à Berkeley et se met à faire des films d’animation ou des formes abstraites dessinent des motifs étranges. Pour ce faire, il dessine directement sur la pellicule et synchronise à ses films, des enregistrements pirates de Dizzy Gillespie. Beaucoup de ces films ont été détruits et les quelques projections faites par Smith lui-même n’étaient pas forcément toujours accompagnées par la même musique. La bande-son devait changer en fonction de l’époque. Le hasard comme créateur d’art et de magie.
    C’est en 1951 que Smith déménage pour New York. L’époque parfaite pour un passionné de jazz. Dans les années 50 et 60, il continue de peindre, de faire des films et d’amasser des tonnes de documents, livres rares, objets improbables et meubles pour lesquels il dépense parfois l’argent destiné à son alimentation.
    Sa passion pour la musique le pousse même à produire, en 1965, le premier album des Fugs, puis à participer à First blues, l’album d’Allen Ginsberg, sorti en 1976. La première rencontre entre le poète beat et le peintre/cinéaste est, à elle seule, digne d’un roman. Elle a lieu au Five Spot, haut lieu du hard bop de New York, pendant un concert de Thelonious Monk. Ginsberg reconnaît tout de suite Smith, cet homme étrange qui retranscrit les envolées de « Sphere » en dessins. L’histoire culturelle du vingtième siècle est remplie de hasards semblables, de moments où les artistes passent au bon endroit au bon moment et se reconnaissent. Comme par magie.

    Mahogany

    L’œuvre cinématographique de la vie de Smith, qu’il aura mis dix ans à terminer s’appelle Mahogany. De 1970 à 1980, l’artiste travaille sur cette « analyse mathématique du grand verre de Marcel Duchamp » et finit après huit ans de montage à réduire ses onze heures de pellicules à un film d’un peu plus de deux heures, projeté sur quatre écrans Mais Mahogany n’était que le prélude à ce qui devait devenir son magnum opus, une évocation de la fin des temps et qu’il n’a jamais pu finir. A défaut, son œuvre la plus célèbre s’appelle Heaven and Earth Magic. Selon les versions, elle a été créé entre 1943 et 1958 ou 1950 et 1960 ou 1959 et 1961 avant d’être remonté entre 1957 et 1962. Bref, comme tout ce qui concerne Smith, cette œuvre faite de collage d’images de catalogues du 19ème Siècle, est protéiforme, quasi-mutante. Il en existe des versions de six heures, cent vingt ou soixante-sept minutes. Smith la résume ainsi : « La première partie raconte le mal de dent de l’héroïne à la suite de la perte d’une pastèque d’une valeur inestimable, son passage chez le dentiste et sa montée au paradis. Vient ensuite une exposition élaborée des terres paradisiaques à la manière d’Israël et de Montréal. La deuxième partie dépeint le retour vers la terre après avoir été dévoré par Max Müller le jour où Edward VII a inauguré le métro de Londres. »

    Alphabet enochien

    La partie la plus méconnue de la vie d’Harry Smith reste sans doute son intérêt pour l’occultisme et la magie. Membre de l’O.T.O. de Crowley, l’homme a fait de sa vie entière un acte magique. Grâce à son père, celui qui devait devenir un des plus grand magicien du vingtième siècle, avait appris, dès son plus jeune âge, à dessiner l’arbre de la vie de la Kabbale et s’est initié à l’alchimie. Plus tard, il essaiera de faire correspondre l’alphabet enochien aux motifs tartans écossais
    C’est donc tout naturellement que l’artiste a transformé sa vie en un gigantesque acte magique qui a englobé aussi bien ses travaux dans la musique, la peinture ou le cinéma que le moindre de ses actes quotidiens. En créant la bande-son qui allait préparer une révolution, en inventant les premiers films psychédéliques et en cherchant à créer des ponts entre jazz et dessin, Harry Smith a fondé les bases d’un underground qui a probablement créé une grande partie de la mythologie du vingtième Siècle. Ses études alchimiques et sa pratique de la magie sont toutes entières contenues dans son art, dans sa façon de vivre, dans ses amitiés, bref, dans le moindre de ses gestes.
    Qu’Harry Smith ait fini sa vie comme shaman en résidence au Naropa Institute, après quelques moments difficiles de sans-logis à New York, n’est pas un hasard. Il est sans doute celui qui a créé les germes d’une magie américaine se propulsant depuis les chants des natifs du continent jusqu’à l’art qui représente sans doute le mieux le vingtième Siècle : le cinéma.
    Rarement vie, œuvre et héritage se seront à ce point confondues que dans l’existence d’Harry Smith, le premier mage américain.

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