• Genèse: Kallocaïne de Karin Boye (par son traducteur, Leo Dhayer).

    by  • 12 January 2016 • Genèse • 3 Comments

    Kallocaïne est un roman de la suédoise Karin Boye publié en 1940. Ce classique de la dystopie bénéficie d’une nouvelle traduction bien plus fidèle que la précédente de 1947 et devient enfin accessible dans une version digne de son statut. Redécouverte d’un chef d’oeuvre avec le traducteur Leo Dhayer qui, plus qu’une Genèse, nous livre un pan d’histoire.

    Leo Dhayer:

    C’est à Bordeaux que j’ai découvert ce livre, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Pour qui, comme moi, n’a pas la mémoire des dates, il est déjà plus délicat de fixer l’année. Début des années 80 ? Quelque chose comme ça. À l’époque apprenti dans un petit village du Lot-et-Garonne, je passais tout le temps que me laissait la pratique de la charpente à assouvir ma passion naissante pour la science-fiction. J’y avais mis les pieds en franchissant le portail Utopies 75. Des quatre nouvelles d’exception rassemblées dans ce recueil, celle de Michel Jeury – « La Fête du changement » – m’avait fait la plus forte impression.
    Ayant appris je ne sais comment qu’il résidait à Issigeac, en Dordogne, à quelques encablures de mon Frespech d’adoption, il m’avait semblé naturel d’adresser une bafouille au grand homme par le biais des éditions Robert Laffont. Sa réponse fut rapide, encourageante et même fraternelle. L’invitation à venir lui rendre visite ne se fit pas attendre non plus. Pour qui a connu Michel, cela n’a rien d’étonnant. Je fis donc le voyage d’Issigeac en vélo. Sa maison, dans le vieux village, ne payait pas de mine et il y tirait plus souvent qu’à son tour le diable (souriant) par la queue en compagnie de ses vieux parents – adorables eux aussi. Leur porte était toujours ouverte, l’accueil chaleureux, et le partage du gîte, du couvert, des livres et de l’amitié garantis. Michel était un passeur. C’est lui qui me permit de faire mes premiers pas d’apprenti-écrivain en discernant ce qu’il y avait à sauver dans le galimatias que je prenais pour mon premier effort littéraire et en m’apprenant le b-a-ba du métier – feuillets dactylographiés de 25 lignes de 60 signes recto seul.
    Ne croyez pas que je m’égare. Mon but, ici, n’est ni de vous raconter ma vie ni de vous assommer avec mes souvenirs d’ancien combattant. Je ne cherche qu’à resituer un contexte, esquisser une ambiance, planter un décor, car ils ont tout à voir avec ma découverte de Kallocaïne et expliquent en partie pourquoi ce roman me fit si forte impression, et en quoi ce texte et son auteur n’ont jamais cessé de me fasciner depuis. C’était une époque où l’utopie n’avait pas encore été disqualifiée par la loi d’airain du libéralisme ultra, une époque où il était encore possible de proclamer sans rire « Nous nous battrons avec nos rêves ! », une époque où la science-fiction à la française à coloration politique n’avait pas encore acquis sa réputation de vieille chose ridicule, mal foutue et illisible. C’était la grande époque, également, du fandom et de la fanédition.
    Par l’entremise de Michel Jeury – toujours lui –, Francis Valéry et moi nous étions connus et avions rapidement sympathisé. Je squattais souvent chez lui, dans son arrière-cuisine, entre une Gestetner noire d’encre, cinq ramettes de papier, trois piles de vieux livres et deux cartons de frusques. C’est là qu’il concoctait, en tapant comme un sourd et à la vitesse de l’éclair sur le clavier d’une minuscule Japy, avec une sûreté dactylographique (presque) infaillible, les stencils de ses fanzines aux titres fleurant bon le surréalisme : Mal d’aurore, Noyau de Nuit et surtout, Ailleurs & Autres, la pierre angulaire de son empire éditorial. Je lui filais un coup de main, en compagnie d’autres individus peu recommandables qui hantaient les lieux – André-François Ruaud, Pierre-Paul Durastanti, Jean-Daniel Brèque, Patrick Marcel (pardon à ceux que j’oublie) – qui sont depuis restés mes amis.
    Tout ce beau monde discutait ferme de tout et de rien mais le plus souvent de livres, de livres, et encore de livres, avec une prédilection pour le bizarre, l’ancien, le rare, le truc improbable qui ne trouve à se caser nulle part. Ma fixette sur l’utopie m’avait tout naturellement conduit à suggérer à Francis la réalisation d’un gros numéro pompeusement baptisé Futopia 01 (rassurez-vous, il n’y eut jamais de 02), où je me proposais modestement de jeter les bases de l’utopie moderne – la jeunesse ne doute de rien, c’est connu. Dans ce cadre, notre obscur travail de fourmis papivores consistait entre autres à compiler les listes bibliographiques de publications oubliées, à les compléter si possible, à en rectifier les erreurs si nécessaire, et à en ajouter de nouvelles en toute bonne foi, avec la satisfaction du devoir accompli.
    Pierre Versins était notre prophète et son Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages Extraordinaires et de la Science-Fiction nous servait de bible. Parmi les ouvrages plus ou moins introuvables qu’il y recensait, un titre m’avait accroché l’œil et titillé l’imagination : La Kallocaïne. Ce roman, à classer au rayon des contre-utopies (la dystopie n’ayant pas encore été inventée), avait été écrit en 1940 par une Suédoise, une certaine Karin Boye (encore plus mystérieuse que son livre), avant d’être édité en 1947 en France par les éditions Fortuny (tout aussi obscures que l’œuvre et l’auteur). Depuis, il était devenu plus difficile à dénicher que le Saint-Graal, ce qui ajoutait une touche de mystère affriolant à l’excellente réputation dont il jouissait. Francis, qui l’avait inscrit sur ses listes de recherche depuis des lustres, avait presque renoncé à le trouver. Il n’avait pas tort, car c’est moi, sans même l’avoir cherché, qui finit un jour par le dégotter à son nez à sa barbe, à l’étal d’un bouquiniste qu’il venait pourtant de ratisser quelques instants plus tôt.
    Je pus donc enfin assouvir ma curiosité et l’éblouissement fut immédiat. En achevant ma lecture, il ne fit plus aucun doute pour moi que j’avais entre les mains une œuvre aussi importante et significative pour le courant contre-utopique de la première moitié du XXe siècle que Nous autres de Zamiatine, Le meilleur des mondes d’Huxley et 1984 d’Orwell. L’oubli dans lequel elle croupissait depuis des décennies n’en devenait que plus incompréhensible – et plus injuste. La personnalité de Karin Boye, présentée en préface de l’édition Fortuny comme une sorte d’héroïne tragique réduite au suicide par l’iniquité du monde, ne manqua pas de m’intriguer aussi. S’ensuivirent de longues recherches en bibliothèque – en ce temps-là, naturellement, ni PC ni Internet pour assouvir en quelques clics sa soif de connaissance – afin de tenter d’en apprendre davantage à son sujet. Juste de quoi glaner de maigres infos disparates et contradictoires, quelques rares traductions de poèmes, et beaucoup de doutes et d’interrogations. Karin Boye était – et demeure – une quasi-inconnue chez nous, même si elle reste chez elle une figure tutélaire des lettres modernes.
    Francis, qui partageait mon enthousiasme, conçut dès cette époque le projet de rééditer ce texte essentiel. Il ne put le réaliser que quelques années plus tard, en 1988, quand parut chez Oréa à Bordeaux, sous le titre Kallocaïne, une réédition de la traduction de 1947 (bien que les traductrices n’aient pas été créditées dans l’ouvrage). Les éditions Ombres à Toulouse, qui avaient eu la même idée la même année, (mais qui semblaient quant à elles plus sûres de leur bon droit), se firent menaçantes et Oréa préféra retirer son édition. Pendant quelque temps, l’ultime roman de Karin Boye redevint donc disponible en France, mais avec une audience toujours aussi confidentielle.
    Entretemps, ma vie compliquée m’avait emmené vers d’autres rivages, d’autres amis, d’autres métiers. Pourtant, j’eus toujours dans un coin de ma tête l’idée qu’il fallait faire quelque chose pour Karin et son chef-d’œuvre méconnu. Quoi de plus insupportable, pour un amateur de vieux livres oubliés, que ce néant dans lequel croupissent injustement certaines œuvres qui ne le méritent pas, alors que tant d’autres drouilles restent éternellement disponibles ? Je commençai par me procurer la version suédoise et m’échinai à temps perdu – en autodidacte, comme toujours – à apprendre suffisamment de suédois pour vérifier les points qui m’intriguaient, les faiblesses que j’avais relevées dans le texte, les endroits où la logique interne du roman flanchait. Première surprise, le sous-titre, « Roman du XXIe siècle », avait disparu de la version française, de même que l’exergue en anglais tirée de The Waste Land de Thomas Eliot. Deuxième surprise : contrairement à ceux de la VF, les chapitres de la VO n’étaient pas numérotés. Troisième surprise : le texte lui-même avait été charcuté, deux chapitres regroupés pour n’en faire plus qu’un, des paragraphes supprimés (jusqu’à une demi-page, parfois), des mots essentiels à la compréhension de l’histoire oubliés. Qu’on me comprenne bien : il ne s’agit pas pour moi de mettre en cause les deux traductrices – Marguerite Gay et Gert de Mautort – dont j’ai pu apprécier par ailleurs la qualité du travail, notamment dans la traduction des œuvres majeures de Pär Lagerkvist. Mais on sait parfaitement désormais que les pratiques éditoriales d’après-guerre et des années 50 ne s’embarrassaient pas de subtilités dès qu’il s’agissait d’adapter un texte aux contraintes matérielles ou au goût supposé du public.
    Les années passèrent sans que s’efface dans un coin de ma tête l’idée qu’un jour il faudrait faire quelque chose pour Karin. L’édition Ombres de 1988 s’épuisa progressivement. Kallocaïne redevint introuvable, même en occasion. Dernière étape d’une carrière professionnelle mouvementée, j’étais au cours de cette période devenu traducteur littéraire, et il n’est pas à exclure que ce choix de métier ait participé de mon « dessein secret ». Régulièrement, quand l’envie m’en prenait et que mes occupations m’en laissaient le temps, je ressortais Kalloaine « in the text » et mes méthodes et dicos pour en percer les mystères. Il était plus facile désormais d’avoir accès à des informations sur son auteur, et ce que j’apprenais de Karin Boye me la rendait plus chère encore.
    Vint l’année 2012 qui marquait l’entrée de son œuvre dans le domaine public (décès en 1941). Par le biais d’un moyen moderne de communication (Facebook, pour ne pas le citer), je renouai malgré l’éloignement et le temps passé avec certains de mes comparses d’autrefois. Quoi de mieux qu’un réseau social pour faire étalage de ses lubies ? Kallocaïne restait l’une d’elles pour moi. En réponse à un post où j’expliquais qu’un éditeur d’aujourd’hui s’honorerait de remettre à disposition du public français ce texte essentiel – l’appât n’était pas innocent, je l’avoue volontiers –, André-François Ruaud, le boss des Moutons électriques, releva le gant avec autant de courage que d’enthousiasme. Le reste, jusqu’à ce 7 janvier 2016 où Kallocaïne, roman du XXIe siècle a fait son apparition en librairie dans une traduction nouvelle et intégrale due à mézigue, est affaire de cuisine interne, de convictions, d’inconscience et de pas mal d’efforts.
    Pourquoi retraduire Kallocaïne ? Si tout ce qui précède n’est pas de nature à répondre à cette question, sans doute vaut-il mieux y renoncer. Je ne sortirai pas, comme on a trop tendance à le faire quand il s’agit d’exhumer de telles œuvres, l’argument supposé imparable de la « modernité » de ce texte. Si l’on trouve dans Kallocaïne nombre d’échos à des préoccupations qui restent plus que jamais d’actualité pour nous, c’est parce que ce roman touche à des sujets essentiels et intemporels pour les humains forcés de vivre en société que nous sommes. Ce dont l’œuvre ultime de Karin Boye a besoin à présent, ce n’est pas d’exégèse mais de nouvelles lectrices et de nouveaux lecteurs.
    En définitive, la genèse de ce projet se résume à peu de choses. Pourquoi retraduire Kallocaïne ? Pour donner à ce roman cruel et prophétique la chance d’être lu au XXIe siècle comme l’un des jalons essentiels de la dystopie, injustement méconnu, qu’il demeure. Et pourquoi le lire ? Pour la bonne et simple raison que c’est un putain de chef-d’œuvre, le genre de livre qui vous happe, qui subtilement vous change, et qui ne vous lâche plus.

    Leo Dhayer (avec la complicité et les souvenirs de Lionel Évrard).

    Kallocaïne sur le site de son éditeur, les Moutons électriques.

    Dans Genèse, un écrivain revient sur la création de son dernier livre. Auteurs, éditeurs, pour participer, vous pouvez me contacter: laurent@laurentqueyssi.fr

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