Comment je travaille…
by Laurent • 4 September 2017 • Non classé • 0 Comments
Une des choses qui interpelle le plus mes interlocuteurs lorsqu’on me demande ce que je fais dans la vie (une fois certains aspects “techniques” comme la question des employeurs, des salaires et de savoir si “c’est moi qui écrit dans les bulles” évacués) est peut-être l’idée du travail à la maison et de l’emploi du temps. Et il est vrai que lorsque je retrouve des amis écrivains, scénaristes ou traducteurs (une fois évacués certains aspects “techniques” comme le nombre de signes par jour, les potins éditoriaux et “tu veux une autre bière?”), je leur pose souvent des questions sur leurs façons de travailler, leur installation et la manière dont ils découpent leurs journées. L’expérience et les rencontres m’ont appris qu’il n’y a presque pas deux façons de faire semblables et que chacun, à force de tests et de tâtonnements, finit par arriver à s’organiser du mieux possible selon les circonstances. Selon les réponses que j’obtiens, je pique parfois des idées pour tester si elles me conviennent. A d’autres moments, elles me convainquent que non, décidément, je ne pourrais jamais fonctionner comme cela. Cette curiosité me permet d’en apprendre plus sur mon interlocuteur, mais aussi sur moi-même et l’échange allant très souvent dans les deux sens, je trouve ce genre de discussion très enrichissant. Dans un autre genre, j’aime aussi lire les articles de Lifehacker sur la façon dont des gens travaillent : This is how I work.
Sans entrer dans trop de détails, qui n’intéresseraient sans doute que les “pros” parmi ceux qui lisent cet article, je me suis dit que j’allais donc essayer d’expliquer ici ma façon de fonctionner. Surtout pas pour offrir une réponse définitive à ceux qui voudraient me poser la question (au contraire) ni pour affirmer la supériorité de mon système. Il n’y a aucune “vérité” sur cette question. Chacun s’organise comme il veut/peut et aucune journée n’est jamais parfaite ou typique. Certains ne peuvent écrire hors de chez eux, d’autres préfèrent aller au café. Certains ont besoin de ne pas avoir le moindre objet sur leur bureau, d’autres se fichent du bordel. Certains écrivent la nuit, d’autres uniquement le matin. Certains produisent un premier jet trois fois plus vite que d’autres qui, en revanche, relisent très rapidement.
Dans tous les cas, j’aime qu’ils me racontent comment ils s’y prennent, ce qui est facile ou difficile pour eux et découvrir leurs petites manies. Voici les miennes…
Jusqu’à il y a peu, j’allais travailler plusieurs jours par semaine dans un atelier entouré d’autres auteurs, de dessinateurs de bd, de photographes ou de coloristes (jusqu’en 2012 à Bordeaux) puis avec des architectes et des plasticiens (jusqu’à cette année, à Bègles). Et même si je travaillais aussi certains jours chez moi, un tel lieu de travail me convenait plutôt bien. Plus de relations sociales, un endroit dédié uniquement à la concentration (même si ça ne fonctionne pas toujours aussi bien que cela), mais, en contrepartie, un loyer à payer et du temps de trajet (en voiture, sans pouvoir lire, du temps carrément perdu, donc). Depuis quelques mois, donc, retour à temps plein à la maison: besoin de faire des économies et moins de possibilités de profiter du lieu extérieur. Une sage décision que je ne regrette pas pour l’instant. J’essaie de conserver une vie sociale en allant déjeuner avec des amis au moins une fois par semaine. Et il m’arrive aussi d’aller travailler dehors, comme dans ces espaces de coworking gratos qui s’appellent “médiathèques”. Le premier jet de la majorité des épisodes de Moloch, par exemple, a été écrit dans la salle de travail – agréable et propice à la concentration – de l’excellente médiathèque Jean Vautrin de Gradignan.
Mais sinon, les journées se déroulent à la maison et commencent bien trop tôt pour moi. Le réveil à 7 heures est une souffrance quotidienne et le lever à 8 heures pendant les vacances scolaires me correspond bien plus. Une fois les filles prêtes et emmenées à l’école, retour à la maison pour démarrer le boulot vers 8h30, 8h35. Parfois, si rien ne presse et que l’envie m’en prend, je m’arrête prendre le petit-déjeuner à côté de l’école dans une boulangerie qui sert du café correct et je lis un journal. Mise en route. Normalement, j’ai fait une ronde rapide des réseaux sociaux et de mon agrégateur de contenu en buvant mon premier café du matin encore endormi et je n’ai plus qu’à lire et à répondre aux mails de la nuit avant de me mettre au travail. Cela se passe dans mon bureau, au fond de la maison, dans une pièce toute petite et cernée de bibliothèques, un espèce de fatras de références, un cocon de papier qui n’est destiné qu’à cela, au travail (et de plus en plus rarement à enregistrer de la musique), une sorte d’îlot séparé du reste de l’habitation pour ne pas trop mélanger boulot et vie de famille. L’endroit où tout se passe – et où parfois, rien ne se passe, nous y reviendrons.
Deux vues du bureau. Oui, c’est le bazar, mais je m’y sens bien. Les deux murs qui ne sont pas visibles sont également remplis de livres et de CD/DVD.
Se mettre au travail, donc. Et c’est à ce stade que la question devient épineuse : mais c’est quoi ce travail ?
Lorsque je m’assois à mon bureau le matin, j’ai déjà décidé de quoi la matinée, au moins, sera faite. Il m’arrive de changer et de décider de chambouler ce que j’avais prévu (soit parce que je ne me sens pas assez en forme, soit parce qu’on m’a demandé autre chose pendant la nuit, par exemple).
Si je suis en phase de traduction, le matin est généralement réservé à… traduire, donc. De la prose, entre 15000 et 20000 signes selon la forme, l’aisance du jour et surtout les dates de rendu. Certains jours, si j’ai commencé tôt et que tout coule bien, j’arrive à finir 20000 signes entre midi et treize heures. Mais ne nous mentons pas, ces jours-là sont assez rares.
Pour ceux qui ne sont pas habitués au comptage de signes, essayez de taper quelques mots ou quelques phrases dans un traitement de texte et regardez combien ce que vous avez écrit totalise de signes. Vous verrez ce que peut représenter 20000 signes. Cet article, par exemple, totalise à peu près 16000 signes.
Si je suis en période d’écriture, j’écris. Du scénario de bd. De la prose pour une nouvelle ou un roman (même si ça fait bien deux ans que je n’ai pas écrit la moindre nouvelle). Avec l’expérience, je me suis rendu compte que le quota est plus léger quand j’écris, que je n’arrivais pas vraiment à dépasser les 15000 signes en une session de travail. Et encore, si tout se passe bien. Quand j’écris un roman qui a une date de rendu (comme cela a pu m’arriver pour la trilogie Adam Verne chez Rageot, par exemple), je tiens compte de ça et je calcule le temps qu’il me faudra pour écrire le texte entier en fonction.
Généralement, la matinée reste bien plus propice à la concentration que le reste de la journée. La fin d’après-midi est plutôt bonne aussi pour moi, mais je n’ai pas malheureusement pas souvent le loisir d’en profiter pour travailler.
La pause de midi consiste en un déjeuner léger – s’il est trop gros, le début d’après-midi est difficile – devant une série télé courte, un bout de film ou un épisode de John Oliver. Puis, selon le temps, promenade avec le chien. S’il fait trop chaud (au-dessus de 25 ou 26 degrés Miles commence à ne pas avoir envie de trop bouger), je le promène généralement plus tôt le matin. J’en profite pour écouter des podcasts : CaptureMag, Nociné, Mauvais Genre, La Méthode scientifique ou The Last podcast on the left, entre autres. Mais souvent, j’ai simplement envie de profiter de la balade dans le calme, de m’enfoncer dans la campagne sans autre stimulus auditif que le bruit des oiseaux ou les conversations sans conséquence avec les voisins. Une vraie pause.
Retour à la maison et selon les périodes, méditation – non, ce n’est pas un euphémisme pour dire que je fais la sieste. Je ne médite pas tous les jours – il se passe parfois des mois entiers sans que je le fasse, car je n’en ressens pas le besoin – mais dans les moments où je le fais, j’essaie d’être régulier et de prendre le temps de m’accorder cette petite accalmie quotidiennement. Dix ou quinze minutes, pas plus. Méthode pleine conscience. Je suis loin d’être un cador ou un adepte acharné, mais la pratique m’a fait du bien à un moment où j’étais très stressé et j’y prends beaucoup de plaisir.
Puisque je vous dis que les balades avec Miles sont agréables…
Puis retour au travail. Le début d’après-midi, cette période postpandriale propice à l’endormissement plutôt qu’à la concentration, est difficile. Dur de focaliser sur la tâche en cours. Si j’ai des choses à faire qui ne demandent pas une grande attention, c’est le moment que je choisis. Sinon, je lutte, plus ou moins péniblement, pour reprendre le cours de ma traduction ou du synopsis en cours. Si je traduis et que j’ai fini mon quota de prose, je passe alors à une traduction de comics. Il me faut entre deux et quatre heures pour achever le premier jet des 20 ou 22 pages d’un fascicule américain. Tout dépend, bien sûr, du nombre et de la densité des bulles. Un épisode de Kirby bien bavard me prendra plus de temps qu’un épisode moderne bien plus “décompressé”, par exemple.
Une fois 20000 signes de prose ajoutés à un comics (entre 8000 et 14000 signes de plus en moyenne), mon cerveau me dit clairement qu’il est temps de s’arrêter. Si les filles sont rentrées, ce qui est souvent le cas, je l’écoute et stoppe. Sinon, j’essaie d’avancer sur des projets plus personnels. Vous comprenez maintenant pourquoi Fahrenheit n’est pas mis à jour toutes les semaines.
La fin d’après-midi est souvent un second souffle, pour moi. Je retrouve une concentration optimum et si j’en ai l’occasion, je profite pour bosser à fond une ou deux heures et j’arrête entre 18 et 19h selon les exigences du jour. Mais ce n’est pas toujours le cas et je suis parfois obligé de zapper cette période propice. Cela dit, en général, il n’est pas rare que j’ai déjà achevé ce que j’avais prévu de faire au cours de la journée.
N’allez pour autant pas croire que les signes couchés sur le traitement de texte au cours d’une journée sont achevés. Non. Ils nécessitent encore au moins deux ou trois relectures, selon les circonstances. Il s’agit d’un premier jet, plus ou moins abouti selon la difficulté du texte, ma forme, ma concentration etc. Je sais que certains autres traducteurs tendent à aller vers un premier jet le plus propre possible, mais je ne fonctionne pas comme ça. Je passe énormément de temps sur les relectures. Ca me prend parfois la tête et je m’y arrache les cheveux, mais je n’ai pas encore trouvé d’autre moyen d’y arriver. Et dans ces périodes de relectures (qui peuvent durer plusieurs mois si je suis sur un gros roman), certaines choses changent. Le rythme de la journée reste le même, mais la concentration est encore plus dure à maintenir. Je m’efforce d’éviter les réseaux sociaux et les bouffe-temps comme youtube (si je jette un oeil sur un concert ou une session d’un groupe que j’aime bien, je peux perdre une demi-heure bêtement). J’utilise même un add-on comme Stay Focused pour ne pas me perdre dans des choses qui ne sot pas essentielles et qui coupent salement le rythme.
Si ça vous intéresse, je pourrais vous parler, dans un autre article, des outils que j’utilise au quotidien dans le boulot.
J’essaie toujours de m’organiser pour réussir à rendre mes boulots dans les temps. Evidemment, si je suis en retard, ou qu’un truc imprévu m’est tombé sur la gueule, tout ce que je viens de vous raconter ne tient plus et je bourrine bien plus, nuit, week-end etc. C’est rare, car on s’épuise vite dans ces cas-là et que le travail en pâtit. La routine que j’essaie de suivre me permet de bien avancer, de façon régulière. J’essaie de la respecter. Je ne m’accorde jamais (ça a dû m’arriver deux fois en quinze ans) de journées ou de demi-journées off. Oui, je sais, je suis un peu con. Parfois, quand je n’arrive vraiment pas à travailler, quand ma concentration est proche du néant, je crois que je devrais arrêter carrément une heure ou deux au lieu de rester à fixer les tranches de mes livres ou d’errer bêtement sur youtube. Mais je reste assis sur ma chaise, croyant sans doute que ça reviendra tout seul. Je ferais sans doute mieux d’aller faire un tour ou de me changer les idées dans ces moments-là, qui sont de toute façon perdus. J’ai des progrès à faire là-dessus.
La majeure partie du vrai travail créatif, en revanche – les idées qui viennent et que l’on note, les perpétuelles lectures/recherches, les prises de notes etc – ne répond à aucun emploi du temps, aucune routine. Le roi vient quand il veut. Je suis en mode “on” tout le temps et cette organisation n’aide en rien le travail de création. Elle me permet simplement d’avancer au quotidien sur la partie la plus longue, délicate et exigeante du travail. Les éclairs frappent n’importe où, n’importe quand.
J’écoute beaucoup de musique en travaillant. J’ai des milliards de compils sur Spotify et tout un classement compliqué, par année, pour les albums que j’écoute. Lorsque tout ne coule pas bien, je fais appel à de l’ambient ou à des musiques de films et si tout roule, j’ose parfois écouter toute ma bibliothèque en shuffle. Des enchaînements sont parfois brutaux (allez donc jeter un oeil à mon profil Spotify si ça vous chante). Mais je n’écoute pas du tout de musique en relisant. Jamais. Et parfois pas non plus lorsque je sens vraiment que j’ai du mal à me concentrer.
Il n’y a pas de véritable journée type, mais je pense avoir à peu près résumer ma façon de faire. Au final, tout est sans doute bien plus décousu dans la réalité. Ca ressemble peut-être plus à ça, par exemple : lundi matin : traduction roman. Lundi après-midi: écriture scénario de bd. Mardi matin: traduction roman. Mardi après-midi : traduction comics. Mercredi : relecture traduction nouvelle + écriture roman. Etc… Tandis que d’autres semaines sont plus routinières, si j’écris un roman, par exemple, j’essaie d’écrire tous les matins de la semaine (et ça peut se prolonger tard dans l’après-midi).
En ce moment, comme je travaille sur Moloch, je consacre une journée par semaine à l’écriture du feuilleton, histoire de garder le même rythme que celui de la publication. Quitte à se lancer dans ce format, je me suis dit qu’il fallait y aller à fond et suivre le même mouvement. Le reste de la semaine est consacré à la traduction d’un super roman et à celle de super comics. Non, vraiment, j’ai la chance de travailler sur des choses qui me plaisent vraiment depuis quelques années. Et si le rythme a bien augmenté, la qualité des traductions que l’on me confie a suivi. Mes journées sont bien remplies, mais rares sont les moments où je trouve mon travail fastidieux.
J’aimerais sans doute consacrer plus de temps à mes projets personnels (romans ou nouvelles, projets bd), mais les circonstances, essentiellement financières, ne me le permettent pas encore tout à fait.
Mes journées sont donc à la fois très routinières et pourtant jamais vraiment semblables. Elles se ressemblent un peu toute en termes d’emploi du temps, mais pas du tout en terme de contenu. Tous les jours des surprises, bonnes ou mauvaises. Tous les jours des réussites ou des échecs. Tous les jours de l’enthousiasme ou du découragement. Comme un peu tout le monde, j’imagine.
Je parle peu au téléphone, mais converse par messagerie instantanée ou mail avec des amis ou des collègues tous les jours. Je ne me sens pas seul, encore moins depuis qu’il y a Miles, et j’apprécie le confort de ne pas perdre de temps dans les transports. Je déjeune au moins une fois par semaine en ville avec des amis. Un moment dont j’ai vraiment besoin. Je vais me défouler au Yoseikan Budo et en branchant ma pédale de distorsion sur un ampli avec les copains.
Je ne lis pas assez à mon goût. Je ne vais presque jamais au cinéma (deux fois par an en moyenne), mais j’essaie de regarder quelques films ou séries pendant ma pause méridienne ou le soir.
Je suis bien conscient que le mélange de mes activités donne, au final, un “métier” qui ne ressemble à aucun autre. J’essaie de le pratiquer du mieux possible en gardant mon enthousiasme et une certaine fraîcheur. Je ne m’amuse pas tous les jours, mais il y a bien plus de bonnes journées que de mauvaises.
Si vous avez des questions à poser ou des précisions à demander, n’hésitez pas. Je me ferai un plaisir de répondre. Et si vous avez des conseils à me donner, des astuces qui vous aident à mieux travailler, à mieux vous organiser, je suis preneur aussi.