by Laurent • 1 February 2003 • Non classé
Monsieur miracle : Jim Steranko
Dans le domaine de la pop culture, il est un homme dont le nom résonne encore dans le monde des créateurs comme un mythe.
Maître de l’évasion, du tour de cartes, de la bande dessinée, du graphisme et de l’illustration, il aurait pu faire sien le titre d’un roman de Richard Matheson : Je suis une légende.
Prénommé Jim, il préfère qu’on l’appelle Steranko (son nom de famille) un nom qui claque comme le pseudonyme d’une star du cirque !
L’œuvre de Steranko dans le domaine du 9e art est relativement limitée et ne date pas d’hier… Mais elle reste tellement marquante qu’elle lui a valu le surnom d’Orson Welles du comic books (ce qui tend à soutenir l’idée que tout est lié puisqu’Orson Welles, passionné de magie a été l’élève de Houdini). Il s’agit donc ici de faire découvrir quelques repères biographiques d’un phénomène artistique qui a touché plusieurs domaines en laissant, à chaque fois, son empreinte.
La vérité semble parfois moins réelle que la fiction.
Magie et évasion
Jim Steranko est né en 1938 à Reading, Pennsylvanie. Son père effectuait des tours de magie et l’enfant a grandi dans cette ambiance : comme d’autres avant lui, il était tombé dans la marmite…Dès son plus jeune âge, le petit Jim a un appétit vorace pour la pop culture et il apprend à lire dans les comics que lui apporte son oncle. Adolescent, il apprend la magie et suit un cirque itinérant pendant plusieurs étés. Il y effectue des numéros de magie, d’avaleur de feu et même de fakir. Au lycée, il intègre l’équipe de gymnastique et se spécialise dans les anneaux et les barres parallèles. Ayant maille à partir avec des gangs, il apprend la boxe puis se spécialisera, plus tard, dans l’escrime à New-York. Son autre domaine de prédilection est l’évasion. En effet, à l’âge de 15 ans, il décide d’organiser une performance : il demande à un policier de se faire enfermer en prison et s’en évade pour montrer ses aptitudes dans ce domaine. Réussissant à merveille et faisant de la publicité autour de cet exploit, il va alors entamer une carrière de roi de l’évasion assez fascinante, suivant en cela les traces de son maître Houdini. Possédant totalement une telle technique, il va commettre des larcins et devenir un expert en vol de voitures sans pour autant se lancer véritablement dans le monde de la délinquance.
Lorsqu’il décide de rompre avec l’évasion, c’est pour se lancer vers une pratique à l’autre bout du spectre de la magie, la prestidigitation. Le rapport avec le public lors de ses performances est devenu routinier et la perspective de continuer dans la voie de l’évasion ne l’enchante guère. Il ne voit qu’un moyen pour retrouver son enthousiasme : se lancer dans une nouvelle discipline complètement différente, le close-up, tour de cartes rapproché qui nécessite une grande agilité des doigts. Il va révolutionner cette pratique en inventant de nouvelles techniques et publiera plus tard des ouvrages de référence sur son approche unique de cet art (on trouve aujourd’hui des vidéos expliquant certains des tours que Steranko a inventés). à la même époque, il mène de front plusieurs carrières. En effet, en plus de ses spectacles de magie, il travaille dans une imprimerie de Reading où il dessine des pin-up pour des publicités de soirées dansantes dans des pubs locaux. Le soir, il fait des concerts car il est aussi un musicien accompli qui joue de plusieurs instruments, chante et s’occupe des arrangements dans un groupe. à 21 ans, il abandonne la magie. Plus tard, il quitte l’imprimerie pour devenir directeur artistique d’une entreprise de packaging. Autant dire que l’adolescence de Jim Steranko a été bien remplie. C’est alors qu’une rencontre va le faire bifurquer à nouveau pour l’amener sur un terrain qui nous intéresse.
Premiers pas
Décidant, une fois de plus, de changer radicalement d’orientation professionnelle, Steranko va frapper à la porte de Harvey publishing, une compagnie spécialisée dans les comics d’humour remplis d’animaux. Nous sommes en 1965, et l’editor (équivalent américain du rédacteur en chef) de Harvey se nomme Joe Simon, un grand de l’âge d’or, créateur avec Jack Kirby de Captain America. Il souhaite monter un département super-héros au sein de la firme et l’arrivée de Steranko tombe donc à pic. Ses propositions sont acceptées et il va créer, scénariser et dessiner trois séries : Magicmaster, Spyman et The Gladiator. Et voilà notre homme créateur de bande dessinée…
Les bandes dessinées qu’il anime ne vont pas durer longtemps et Steranko va prendre le volant de sa coccinelle et rouler jusqu’à New-York pour présenter son portfolio au département animation du studio Paramount. Son projet Secret Agent X est accepté et part en production pour devenir un dessin animé. Voyant que sa carrière de dessinateur est en aussi bonne voie que ses incursions dans l’illusion, il va chez Marvel et montre son travail à Stan Lee. La réponse de ce dernier est simple : « Que veux-tu dessiner ? » Nous sommes en 1966 et Jim Steranko est prêt à révolutionner le comic book.
Nick Fury
Son premier travail chez Marvel est l’encrage de Nick Fury, Agent of Shield dans Strange Tales # 151, sur des crayonnés de Jack Kirby. Steranko est ravi de collaborer avec une personne qu’il considère comme un de ses héros. Pour autant, son travail ne va pas rester dans les mémoires tant les styles des deux créateurs ne s’accordent pas.
Après ces trois épisodes, il se voit confier seul la charge du dessin des douze pages de Nick Fury contenues dans chaque numéro. Au numéro 155, il devient aussi scénariste puis coloriste pour l’épisode suivant. Ses idées sur le médium sont alors mises en pratique avec un talent novateur. Il expérimente et n’hésite pas à mêler dessins, photos et collages en utilisant une mise en page originale qui, même aujourd’hui, s’écarte de la production standard. Son approche n’est pas celle d’un illustrateur qui dessine case par case. Au contraire, il raconte son histoire en utilisant la planche entière (ou la double planche) en cherchant à atteindre l’impact graphique maximal qui permettra à son scénario d’être totalement immergé et intégré à son graphisme. Son expérience de designer est utilisée à plein et lui permet de sortir des sentiers battus tout en gardant la priorité à l’histoire qu’il raconte. Sa connaissance de la culture pop lui permet de saupoudrer son travail d’une approche plus cinématographique et en même temps plus psychédélique (dans l’air du temps à l’époque) de l’art de la mise en page. Le lecteur se retrouve face à une nouvelle façon de traiter le comic book et d’utiliser toutes ses possibilités. Un artiste pop est né.
En 1968, Nick Fury accède à son propre mesuel de 20 pages et Steranko est au sommet de son art. Il réalise 4 numéros et 3 couvertures (publiés en France sous le titre Nick Fury, agent du SERVO aux Humanoïdes associés) puis quitte le titre pour faire quelques remplacements sur X-Men (Strange 51-52) et des couvertures de Hulk. Les 4 épisodes sont un sommet de ce qu’il a lui-même appelé Zap Art. Il y mélange les espionnes sexy à la James Bond aux gadgets de haute technologie et rend la bande dessinée plus adulte. Il a même des problèmes avec le Comics Code (organisme qui réglemente et censure, si besoin, les comics destinés aux enfants) qui retouche certains de ses dessins de femmes, les trouvant trop sexy. Son approche du monde des espions, et surtout des espionnes, n’est pas du goût de tout le monde…
Les trois épisodes de Captain America qu’il va ensuite rendre sont considérés parmi les meilleurs jamais effectués. Le graphisme prend le pas sur les textes et on se rend compte alors d’où vient l’originalité du travail de Steranko : son approche du médium est plus celle d’un graphiste que d’un pur dessinateur de bande dessinée. La composition de ses planches témoigne d’une aptitude particulière à la mise en page et au jeu avec l’œil du lecteur.
L’histoire suivante est un court récit d’horreur At the stroke of midnight dans Tower of shadows #1 (en France dans L’Echo des savanes spécial U.SA n°4) dans lequel Steranko travaille en noir et blanc et développe un nouveau style. Il agit comme un caméléon une nouvelle fois, sans pour autant perdre son identité, dans sa dernière histoire pour Marvel, une romance : My heart broke in Hollywood dans Our love story #5. Il parodie le style de Peter Max et remplit ses illustrations de mini-jupes et de longues bottes qui collent parfaitement à l’époque. Son trait y est plus fin et fait des merveilles. Nous sommes en 1970 et Steranko a marqué de son empreinte le monde du comic books.
Illustrateur
Le magicien musicien devenu dessinateur décide de quitter Marvel, excédé par le fait que ses dessins puissent être retouchés pour se conformer aux recommandations du Comics Code. Il va alors s’orienter vers l’illustration. Ne connaissant pas les techniques de peinture, il va de nouveau se familiariser avec une nouvelle pratique artistique et se lancer dans les couvertures de romans et en peindre une douzaine en deux ans. Pourtant, il n’est toujours pas satisfait professionnellement. En 1969, il a fondé sa propre compagnie d’édition, Supergraphics au sein de laquelle, il va publier son History of comics (Histoire des comics) ouvrage de référence sur le 9e art américain. à la même époque, il réalise une courte bande dessinée pour Witzend, la revue de Wallace Wood : Talon, the timeless. Steranko opte pour le plaisir et s’investit dans des projets graphiques à court terme. Ainsi, il rêve de réaliser un calendrier de pin-up et va donc réaliser son fantasme… à une différence près. Ses illustrations sont d’un genre un peu particulier puisqu’il s’agit de versions féminisées de 12 des plus célèbres super-héros de l’époque. On raconte que Robert Heinlein, célèbre auteur de science-fiction (Starship troopers), souhaitait acheter une pin-up mais que Steranko, flatté, a néanmoins refusé, préférant garder ses meilleurs travaux.
Supergraphics va lui permettre d’assouvir sa passion pour la pop culture. Ainsi, il va créer une revue qui traitera de tous les sujets inhérents à ce domaine : Comixscene qui deviendra Mediascene puis Prevue (disponible sur le net à prevuemagazine.com). Il y cumule les rôles de rédacteur en chef, designer, directeur de publication et interviewer.
Pendant ce temps, il continue de fournir des illustrations pour des romans (notamment pour ceux du Shadow et de G-8) où ses peintures font merveille et des couvertures pour Marvel.
Graphic Novel
En 1976, il produit le premier graphic novel (roman graphique) de l’histoire : Chandler, The red tide (publié en France sous le titre Chandler, la marée rouge chez Les humanoïdes associés). Il se frotte pour la première fois au genre hardboiled dans un hommage aux polars publiés avant-guerre dans les pulps.
En 1978, il adapte une des plus célèbres nouvelles de l’auteur de S-F américain Harlan Ellison : Repent Harlequin said the ticktockman. De temps en temps, en effet, il revient à la bande dessinée et produit des histoires courtes.
En 1981, il signe l’adaptation du film Outland, avec Sean Connery, pour Heavy Metal (repris en français dans les n° 67 à 70 de Metal Hurlant). Malgré la faiblesse du scénario original, Steranko excelle dans le rendu graphique, sans toutefois parvenir à combler le manque de dynamisme du film. Encore une fois, il développe un nouveau style plus en phase avec son sujet : plus technologique, plus science-fiction.
Toujours en rapport avec le cinéma, il travaille sur des dessins préparatoires, permettant à Georges Lucas et Steven Spielberg de visualiser leur dernière création : Indiana Jones. Le résultat laisse pantois tant les illustrations peintes de Steranko projettent dans un univers dynamique et aventureux, nostalgique des pulps, et inventent ainsi le côté visuel du film à venir. Plus tard, il travaillera aussi sur le Dracula de Coppola.
En 1984, pour le numéro 400 de Superman, il écrit une courte nouvelle qu’il illustre lui-même. Exile at the edge of eternity est une fable futuriste. En 1998 sort Steranko-Graphic prince of darkness, une autobiographie mêlant texte et illustrations, dont certains passages semblent être fantasmés par l’auteur.
Actuellement, il refait la couleur de Red Tide en vue d’une publication chez Dark Horse.
Fréquemment cité comme l’un des dessinateurs de comics les plus influents de l’histoire, Steranko n’a pourtant que très peu produit de bandes dessinées. Son approche narrative du médium reste pourtant inégalée, autant par sa force et sa pertinence, que par son adéquation avec le sujet développé. Sa passion envers la pop culture sous toutes ses manifestations transparaît dans chacun de ses travaux, non pas comme une réminiscence remplie de références vaines mais plutôt comme une remise en situation de quelques-uns des archétypes du genre. Dire que Steranko a révolutionné le comics serait un euphémisme. Il l’a marqué de son empreinte et ses héritiers ont continué le mouvement (Frank Miller, Howard Chaykin etc.). Sa vie elle-même ressemble à celle d’un héros pop. D’ailleurs, Jack Kirby s’est fortement inspiré de sa carrière de roi de l’évasion pour créer son personnage Mister Miracle.
Steranko a donc même fait carrière en tant que héros de bande dessinée.