by Laurent • 9 January 2003 • Non classé
Né en 1957 et mort en 1990, Yves Chaland n’a travaillé qu’une dizaine d’années dans la bande dessinée professionnelle. Ce génie aurait pu œuvrer dans tous les styles, mais il a rapidement choisi sa voie : se faire naturaliser belge et emprunter une machine à voyager dans le temps…
Comme bon nombre d’auteurs de sa génération, Chaland fait ses débuts dans la bande dessinée professionnelle dans Métal Hurlant. Il sort d’une école de Saint-étienne et est monté peu avant à Paris. Sa première planche n’est qu’une demi-page puisqu’il travaille à l’époque en tandem avec Luc Cornillon. Panique à la terre et Major McDouglas apparaissent ainsi dans le n° 28 d’avril 78 de la revue dirigée par Jean-Pierre Dionnet. Tous les travaux effectués durant cette période seront regroupés dans les recueils Les années Métal et Captivant. Ce dernier album (disponible dans l’intégrale Chaland publiée chez Les Humanoïdes Associés) est remarquable. On y retrouve toute la diversité des styles que Chaland aurait pu adopter. L’éventail va d’un réalisme fantastique à la Bernie Wrightson jusqu’à un trait ressemblant comme un clone à celui de Maurice Tillieux, en passant par quelques fines allusions à Vaughn Bode, ce qui tendrait à prouver que le jeune dessinateur connaît ses classiques ! Le coup de génie de ce recueil est d’avoir réuni des histoires très disparates en les regroupant sous le prétexte de publier un journal appelé Captivant qui est une parodie des hebdomadaires de bande dessinée des années 50. On retrouve même un faux courrier des lecteurs et une devise : «Captivant, Ami, Partout, Toujours !». Le pastiche est parfait et on pressent déjà le goût pour le second degré de Chaland. En effet, sous une telle couverture, un journal des années 50 n’aurait jamais publié des histoires d’horreur se rapprochant de celles des EC comics. Les auteurs mélangent les genres en tentant de réinventer des classiques.
Toute l’œuvre de Chaland y est déjà en germe.
Franquin uchroniste
Le numéro 50 de Métal Hurlant de juin 80 marque le début de Bob Fish, personnage de détective privé habitant à Bruxelles. Déjà, Chaland a choisi : il fera de la ligne claire ! Mieux, il réinventera la ligne claire en s’en appropriant les techniques et en y rajoutant son esthétique dandy qui, avec le recul, portera la marque des années 80. L’intrigue porte sur deux personnages en parallèle : Bob Fish évidemment et le jeune Albert qui sera repris pour une série de strips qui orneront la troisième de couverture de Métal Hurlant durant de nombreux numéros. Chaland se place dans une optique plutôt inhabituelle. Il crée cette bande dessinée comme elle aurait pu l’être dans les années 50 en Belgique. Le graphisme participe de cet effet : l’architecture et le mobilier sont résolument datés mais portent, à la façon d’une image rémanente, presque imperceptiblement, la marque des années 80. La façon dont sont traités les étrangers, et en particulier les noirs, part du même principe : nous sommes dans une bande dessinée fabriquée en 1950 par un auteur belge ! Cependant, l’ironie et la distance sont là comme pour rappeler que Chaland n’est pas dupe. Il est arrivé trop tard et est obligé de jouer avec les codes du passé ; les assimiler pour pouvoir les réinventer. Ainsi, l’intertexte avec Hergé est perceptible grâce à un dessin signé Georges Remy et publié dans Le petit vingtième qui est présent dans l’album. à contrario, le héros éponyme ne se comporte pas comme Tintin ou Gil Jourdan : il commet un crime pour de l’argent et a une vie sexuelle intense. Chaland travaille donc dans cet entre-deux qui sépare ses rêves du passé et sa vision du 9° art tel qu’il devrait être.
Freddy Lombard
Le Testament de Godefroy de Bouillon, publié en 1982, est la première aventure de Freddy Lombard. Suivront Le Cimetière des éléphants, La Comète de Carthage, Vacances à Budapest et F-52.
Le premier tome nous transporte à Bouillon en Belgique et ressemble, dans la construction du récit, à une version rétro du Garage hermétique de Mœbius. La narration y est étrange, sans réel fil conducteur et un long passage onirique se situant au Moyen-âge intervient au milieu de l’histoire. Les héros récurrents de l’auteur y sont introduits : Freddy Lombard, Sweep et Dina sont trois amis toujours à court d’argent qui s’embarquent dans de folles aventures dans la Belgique de l’après-guerre. Le nom du héros est directement inspiré des éditions du Lombard, une manière pour l’auteur de rendre hommage à cette collection.
Le deuxième album, Le cimetière des éléphants, sort en 83 et contient deux histoires à l’aspect rétro. L’Afrique de la colonisation y est mise en scène comme elle pouvait l’être à l’époque mais l’ironie désamorce un point de vue qui aurait pu apparaître, dans les années 80, comme tendancieux. Certains personnages sont volontairement caricaturaux et la deuxième intrigue fait sourire par son propos : elle narre la vie d’un Tarzan qui n’aurait pas été recueilli par des singes mais par des éléphants. Le trait de Chaland semble pleinement maîtrisé et son sens du détail abreuve le lecteur d’informations, dans les décors notamment. Les pubs pour Dubonnet accrochées sur les murs s’opposent, par exemple, aux formes des voitures dont le côté rétro est contrebalancé par une esthétique typiquement années 80. Ici, encore, le tiraillement entre deux époques est mis à jour, consciemment ou non, par l’auteur.
La comète de Carthage sort en 86 et bénéficie de l’apport de Yann Lepennetier en tant que co-scénariste. Il s’agit d’un drame assez éloigné de l’atmosphère détendue des précédents opus de la série. La pluie mouille les pages de l’album et le cœur des personnages tout en montrant l’étendue du talent de Chaland pour la création d’atmosphères. L’intrigue torturée est à l’opposé de celle du cimetière des éléphants.
En 88, paraît Vacances à Budapest, le quatrième Freddy Lombard. L’idée de l’auteur, toujours secondé par le même co-scénariste, est de traiter la révolte de 1956 à Budapest c’est-à-dire faire : « l’album qui aurait dû exister à l’époque ». L’histoire tourne autour d’un jeune hongrois fait prisonnier dans l’insurrection que les trois héros vont tenter de libérer. Bien entendu, malgré les dires de Chaland, cet album n’aurait pas pu exister à l’époque. La relation entre Sweep et une jeune femme ne serait pas passée dans un vieil album du Lombard. La série prend encore un nouveau tournant avec cet opus : après l’aventure pure et le drame, on passe à l’histoire sans que Chaland ne se trahisse. On retrouve sa patte dans ses dessins, mais aussi dans une certaine manière de développer ses intrigues. Il maîtrise parfaitement le support bande dessinée et en utilise toutes les possibilités. Sa gamme s’étend et va enfin aboutir à un véritable chef-d’œuvre qui, malheureusement, sera son dernier apport au genre. à la manière des Bijoux de la Castafiore, Chaland instaure un huis clos dans un avion supersonique atomique, sorte de rêve d’un futur improbable regardé au télescope depuis les années 50 : le F52. Une jeune fille est enlevée par un couple maléfique et les trois héros vont tenter de dénouer cette affaire. Plus que le récit lui-même, c’est l’utilisation du découpage, du graphisme et de la couleur qui fait de cette œuvre un must. Certains effets, relativement classiques, comme le travelling arrière depuis un hublot de l’avion (planche 25), prennent une dimension et un impact rarement vus en bande dessinée. La mise en scène est magnifique et l’écho émotionnel provoqué par l’empathie que le lecteur ressent pour la petite fille, dont le modèle avoué est la propre enfant de Chaland morte avec lui dans l’accident de voiture, est poignant. L’histoire de lutte des classes symbolisée par la séparation dans l’avion est vite détrônée par l’émotion qui se dégage des certains personnages, telle l’enfant trisomique traitée avec pudeur et respect par les deux auteurs. F52 reste l’aboutissement d’une œuvre qui aurait dû être encore longue.
Spirou
Un inconditionnel de Franquin tel que l’était Chaland n’a pas manqué de s’attaquer à Spirou. Ainsi, une série de strips est parue dans le journal éponyme et l’histoire terminée est parue en album en 90 chez Champaka sous le titre Cœurs d’acier. Chaland joue sur le charme rétro et sur le format pour lancer des intrigues ou des pistes qu’il prend un malin plaisir à désamorcer dès la première case du strip suivant. Son personnage suit une tradition mais est ancré dans cet hommage permanent que l’auteur accomplit en jouant avec les codes et les références. Le graphisme du personnage est évolutif et acquiert une personnalité propre pour devenir un protagoniste de Chaland et non pas le groom que l’on connaît. Ce Spirou lisible à plusieurs degrés aurait dû prendre une vraie ampleur avec la sortie d’un album que Dupuis avait commandé mais qui n’a jamais vu le jour à la suite de remous éditoriaux. Les chanceux qui ont visité l’exposition à Angoulême ont eu le privilège d’admirer trois des planches de cet opus mort-né. La force qui s’en dégage et la passion de Chaland pour le personnage sont perceptibles dans chaque coup de crayon. Rarement, une telle intensité s’est dégagée des pages de Spirou (dont certaines ne sont même pas encrées), et que le fan de Franquin me pardonne, cet album promettait d’être un coup de génie au milieu de la production de l’époque.
Une telle œuvre s’étendant sur 10 ans reste un apport majeur à la bande dessinée. La tentative de réinvention d’un genre ou d’une atmosphère prend toute son ampleur aujourd’hui à travers des albums référentiels, tendance post-moderne dont Chaland fut un précurseur. Son inadéquation feinte avec son époque restera comme un tentative de briser des règles, de croquer la pomme en étant un ver dans le fruit. Bibliographie complexe et multiforme, s’attaquant à tout et ne semblant renoncer à rien, le flambeau de l’auteur reste encore à reprendre. Certains s’y essayent en utilisant des stratégies différentes (je pense à Trondheim, par exemple) et adaptées aux années 2000.
Mais prenons-nous à rêver qu’un jeune homme tel que lui retrouve sa machine à voyager dans le temps et revienne à Paris, dans les années 80, pour nous livre les futurs chefs-d’œuvre de Chaland.