• by  • 14 January 2003 • Non classé

    Depuis 7 ans, Fabrice Neaud se raconte. Dans les pages de son journal, il se pose en narrateur ou se met en scène pour transcrire des événements de sa vie en bande dessinée. Vaste projet qui, et malgré le fait que la distance entre l’exécution et les événements racontés se creuse, est en train de prendre une ampleur rare. Avec ce quatrième tome, l’auteur livre un véritable chef d’œuvre dont les points d’accès sont nombreux, qu’ils soient théoriques ou qu’ils prennent comme base des interrogations plus générales sur l’humain.

    Pour la première fois depuis le début de son journal, Fabrice Neaud donne un titre à un volume, en l’occurrence ici, Les Riches heures comme pour montrer que les choses semblent avoir changées dans la vie du jeune homme. Si le volume débute par une sorte de ballade fantasmée dans le pays basque, c’est pour signifier une sorte d’apaisement, un renouveau. Et en effet, on va le retrouver dans une situation qu’il retranscrit d’une façon plus sereine. Nouvel appartement, nouveaux amis, Fabrice Neaud ne change pas fondamentalement, mais se trouve dans une période de sa vie qu’il juge plus heureuse. Les pointes d’humour, comme l’hilarant voyage à Bruxelles, se font plus fréquentes, tout comme les scènes de détentes et de complicités (celles de la radio, par exemple). Mais la moelle, ce qui fait la spécificité du Journal, subsiste. Neaud traite des thèmes qui lui sont chers : la création, l’art, la nature des relations humaines, le sexe, bref tout ce qui fait sa vie. De là à dire que toute son existence est contenue dans ces pages il n’y aurait qu’un pas que nous ne franchirons pas. Neaud transcrit, il ne s’en cache pas et travaille même sur cet aspect de sa création. La ville où il habite n’est jamais nommée et il explique pourquoi dans son livre. De plus la distance entre l’acte de création et la date des événements racontés est telle qu’un prisme temporel est à même d’exercer une influence contre l’avis de l’auteur. Le Journal n’est pas la vie de Fabrice Neaud, il représente ce que Fabrice Neaud a à dire sur sa vie. Ceci étant posé, on peut admirer la façon avec laquelle il met en scène son existence. Alternant moments forts et faibles, épisodes naturalistes (pour autant que l’on puisse en juger) et passages fantasmés, assertions théoriques et tranches de rigolades, sa maîtrise narrative lui offre une souplesse et une force rarement égalée dans le genre. Les changements de style de dessins sont un exemple parfait de cette adéquation entre forme et fond que Neaud semble avoir acquis et dont il use à merveille. Certaines scènes, ou parfois simplement une seule case, sont dessinés dans un style plus cartoony que le réalisme habituel de l’auteur comme pour souligner le ridicule d’une situation ou illustrer un propos de manière métaphorique.

    Outre ce changement de l’outil de représentation (le style de dessin, en bande dessinée, semble revêtir une fonction plus immédiate et concrète que le « style » littéraire), on note un fossé assez net entre les passages clairement destinés à raconter les événements de la vie de l’auteur et ceux qui lui permettent de s’exprimer plus largement sur d’autres sujets. Il ne s’agit pas d’opposer les deux types de scènes, mais on constate que Neaud ne se sert pas de son journal comme d’une banale autobiographie. Il utilise l’espace de ses pages pour élaborer un projet plus vaste et se questionne sur la validité de son entreprise et des moyens par lequel il l’a met en œuvre. Fabrice Neaud apparaît alors sûr de son fait et de ses choix. Le contraste entre moments de réflexions et scènes de la vie quotidienne est correctement équilibré et démontre le sens de la construction rythmique de l’auteur. Il ménage son lecteur en lui dévoilant ses réflexions sur la fausse modestie, par exemple, puis en passant à une anecdote plus terre à terre (celle du voyage à Bruxelles). Tout cela fait partie de la vie de Fabrice Neaud et c’est ce rapprochement, cette mise en parallèle constante entre plusieurs strates de l’existence de l’auteur qui est passionnante. La diversité qui est celle d’une vie est donc bien représentée. Neaud construit son œuvre dans un mouvement mimétique à celui de sa vie et se faisant, se livre complètement. L’absence du nom de la ville ou de certains noms propres, par exemple, ne sont que des leurres qui masquent la véritable ampleur du projet. Il ne s’agit pas de dire tout sur sa vie, mais de dire tout comme si le livre était la vie, sujet et objet tendant à se confondre telles deux lignes droites que l’on croit parallèle, mais qui se toucheront à l’infini.

    Fabrice Neaud se pose en narrateur, mais parfois aussi en acteur dans le récit qu’il livre dans Journal. Mais c’est par son œil que l’on assiste à des réflexions d’acteurs de son livre. Ainsi de ce morceau de bravoure ou Denis (Bajram, auteur de Universal War One) explique en quoi les comics américains, malgré la complexité de leurs univers, parviennent à imposer des schémas abstraits que la bande dessinée francophone, encore frileuse, n’ose évoquer. On sait que, depuis, Bajram s’est attaqué à une certaine mythologie de l’espace dans ses bandes dessinées, et ce désir de bousculer les choses apparaît, avec le recul, comme jubilatoire. On touche ici un autre aspect, de l’œuvre, plus anecdotique certainement, mais tout aussi porteur de plaisir de lecture.

    Car, après tout, il s’agit aussi de cela ; du plaisir que l’on peut prendre à lire ce qu’un auteur livre sur sa vie. Et, à suivre les élans chargés d’émotions ou de réflexions de Neaud, on en prend indéniablement. Or du contexte qui préside à sa création (l’autobiographie), le Journal est une œuvre d’art qui existe plus en tant que telle que comme témoignage ou représentation de soi. Livre riche, protéiforme, Les Riches heures est tout bonnement fascinant, tant par la maîtrise qui s’en dégage que par sa teneur.

    Sur un sujet apparemment moins vaste que d’autres projets autobiographiques (pas de mention à la politique, tout au moins en apparence), Fabrice Neaud réussit le tout de force de passionner son lecteur sans faire jouer un quelconque sentiment d’identification ou tout autre effet jouant sur les sentiments immédiats. Son œuvre est forte et belle, et s’impose comme un des plus beaux projets de bande dessinée de la décennie.

    D’ores et déjà.

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